Repenser le système de soins pour prendre en charge les vulnérabilités liées à la santé

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Les vulnérabilités liées à la santé : un angle mort

Depuis le début du XXe siècle, les progrès scientifiques et médicaux s’accélèrent :  nul ne peut contester les progrès engendrés par les développements techniques et scientifiques de la médecine. On guérit maintenant un nombre important de maladies (maladies infectieuses, pathologies cancéreuses par exemple) dont on mourrait encore il y a quelques décennies. On peut vivre de plus en plus longtemps en bonne santé, sans maladie et sans handicap.

Or, ces situations de vulnérabilités sont un véritable angle mort des politiques publiques, tant de notre système de santé que de notre société. Ces situations, auxquelles les personnes malades ou présentant un handicap, les familles, les professionnels de la santé, les acteurs du champ médico-social sont pourtant quotidiennement confrontés, ne font étonnamment pas l’objet d’une approche spécifique tant au niveau de l’organisation du système de santé, de nos politiques sanitaires et sociales que de l’éducation, de la formation et de la recherche.

À titre d’exemple, on estime que la dernière décennie de la vie est passée avec des incapacités[1], 4 millions de personnes vivent avec un cancer[2], des milliers de personnes souffrent de séquelles d’un accident traumatiques[3], 20 millions de personnes vivent avec une pathologie chronique[4]. Ainsi, des millions de Français vivent des situations de vulnérabilités induites par leur histoire médicale.

Ces progrès vont de pair avec le développement d’une éthique médicale centrée sur l’autonomie du patient[5]. Pourtant, fragilisés par la maladie, la perte de leur indépendance fonctionnelle, beaucoup de patients vont difficilement pouvoir faire valoir leur autonomie de décision[6] [7]. Les lois de 2002 ont permis le développement de la démocratie sanitaire notamment par le renforcement de la place et de la prise en compte des usagers dans les structures sociales et médico-sociales et la garantie du respect de leurs droits fondamentaux. Ces lois ont aussi permis la promotion d’une approche plus humaine et respectueuse de la personne accueillie dans les établissements et services de soin. Depuis ces lois, se développe donc une culture de valorisation et du respect de l’autonomie de décision des personnes malades ou en situation de handicap, ainsi qu’une augmentation de la présence des associations de patients dans les institutions de santé (notamment la création de l’université des patients par Catherine Tourette-Turgis en 2009).

Il existe donc un impensé du progrès, un « angle mort », une zone d’ombre corrélative aux avancées techniques et scientifiques : la genèse de situation de vulnérabilités liées à la santé, parfois engendrées par l’intervention médicale elle-même.

Ce concept de « vulnérabilité liée à la santé » est pensé à la suite des réflexions en philosophie du soin du XXIe siècle (issues des travaux portant sur le care et la vulnérabilité). Le concept de vulnérabilité induit un processus : l’idée qu’il peut se passer quelque chose de déstabilisant, d’être dans un entre-deux avec le risque de basculer à tout moment vers une situation complexe, c’est-à-dire une situation mêlant des questions de nature médicale, sociale, environnementale qui, ensemble, contribuent à vulnérabiliser la personne et qui nécessite une approche pluridisciplinaire.

Ainsi, nous pouvons formuler deux hypothèses :

  • Il y a une nouvelle forme de vulnérabilité « la vulnérabilité liée à la santé » qui est générée par la santé et/ou par la prise en soin.
  • Cette généalogie médicale de la vulnérabilité induit aussi une responsabilité : certes, la prise en charge a visé en première intention un bénéfice direct, mais elle a suscité aussi, indirectement, des effets secondaires néfastes et/ou des événements indésirables, qui, à l’heure actuelle, échappent à son périmètre d’action.

Dit autrement, la vulnérabilité induite par les progrès médicaux constitue une externalité négative de notre système de santé qu’il faut réinternaliser pour assumer la globalité du concept de santé promu depuis 1948 par l’OMS.

À partir du moment où elle ne peut pas guérir ou effacer les effets indésirables, la médecine et la société qu’elle représente doivent identifier des manières d’accompagner concrètement ces personnes pour les aider à retrouver des marges d’agentivité et revaloriser nos interdépendances mutuelles.

Ce concept de vulnérabilité va donc de pair avec les concepts :

  • D’autonomie : le rapport Belmont (1979) place l’autonomie du patient au cœur du processus de santé. Est vulnérable, la personne qui, non seulement, ne parvient pas à mettre en œuvre son autonomie promulguée par notre société, mais aussi se trouve écrasée par cette obligation symbolique et concrète d’autonomie.
  • De dépendance : Sont vulnérables les personnes dont l’indépendance fonctionnelle est niée, que ce soit par la maladie (dans notre cas) ou par d’autres causes.

Pourquoi parler de situation de vulnérabilité liée à la santé ?

Ainsi, on peut aujourd’hui vivre avec une maladie qui ne guérira pas. C’est le cas des pathologies chroniques, ou chronicisées. Jusqu’à peu, l’augmentation de l’espérance de vie n’était pas considérée comme accompagnée par la maladie ou le handicap. Toutefois, nous faisons le constat que cette augmentation se fait à présent accompagnée par la maladie ou le handicap,, avec son cortège d’inconforts éventuels, parfois de dépendance fonctionnelle. On peut vivre avec les séquelles de la maladie elle-même.

Par exemple, un cancer peut engendrer des métastases[8]. Un traitement pourra freiner, voire arrêter le développement de la maladie. On peut avoir un handicap secondaire, c’est-à-dire un handicap engendré par la maladie, suite à une thrombolyse[9] après un accident vasculaire cérébral.

Sans ces interventions, la personne aurait pu décéder ou aurait un handicap plus important encore.

On peut enfin, du fait des possibilités de la médecine, vivre plus longtemps, non pas avec une, mais avec plusieurs maladies synchrones : c’est le cas assez fréquent dans le champ de la gériatrie, où il s’agit de soigner des personnes âgées, polypathologiques et donc souvent polymédiqués avec un fort risque d’iatrogénie médicamenteuse[10] qui vient souvent aggraver une situation déjà marquée par la fragilité.

Certaines situations de vulnérabilités sont directement liées à l’intervention de la médecine. On parlera alors de vulnérabilité induite par la médecine : parfois, la technique utilisée dans le but de soigner est iatrogène. Parfois, le prix à payer de l’amélioration de la maladie est l’altération d’une fonction via une intervention médicale et/ou chirurgicale.

Nous pouvons ainsi définir trois origines aux situations de vulnérabilité liée à la santé :

  • La maladie chronicisée,
  • La pluripathologie, 
  • L’intervention médicale.

Comment définir cette situation de vulnérabilité liée à la santé ?

La situation de vulnérabilité peut être liée directement à l’altération de la santé. Elle peut être la conséquence de cette altération au plan physique, social, psychologique et environnemental. En réalité, la situation de vulnérabilité peut être considérée comme la somme de ces composantes qui la constituent et s’entremêlent. Ces modalités peuvent être la cause d’intervention médicale ou être les conséquences d’une autre modalité, ainsi, une vulnérabilité psychique peut être causée par une composante plus physique comme la douleur ou la diminution de l’autonomie.

Nous avons décidé de moduler la vulnérabilité en quatre modalités pour permettre son étude (plus particulièrement explicité dans l’article La vulnérabilité liée à la santé, induite par la médecine) :

  • Physique : notamment par l’indépendance fonctionnelle, la douleur post-opératoire et le concept de fragilité.
  • Psychologique : nous pouvons évoquer la dépression, ou la présence de syndrome post-traumatique.
  • Sociale : notamment par le concept de précarité, vulnérabilité relationnelle, difficulté de communication, d’être des aidants.
  • Environnementale : nous pouvons évoquer l’inadaptation de l’habitat ou encore la solitude.

En quoi cette dimension de vulnérabilité devrait-elle imposer de repenser le système de soins ? 

Notre système de soin est performant pour la phase aiguë des maladies ou la période urgente après un accident, mais l’après reste en suspens : ce tournant entre la période autonome et le passage à un état vulnérable et de dépendance est un moment critique. La compétence du patient est remise en cause et son autonomie est altérée par son nouveau statut de patient, de malade.

À partir du moment où elle ne peut pas guérir ou effacer les effets indésirables, la médecine doit identifier des manières d’accompagner concrètement ces personnes pour les aider à retrouver des marges d’agentivité. Il est impératif de ne pas seulement se concentrer sur les vulnérabilités qui paraissent comme les plus clairement établies (vulnérabilités des personnes âgées), mais d’englober la vulnérabilité comme risque accru de subir un tort sans critère de distinction.

De fait, nous inscrivons notre réflexion dans :

  • La définition de la santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : « un état de complet bien-être physique, mental et social [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »
  • Dans la Charte d’Ottawa qui établit à l’issue de la première Conférence internationale du 17 au 21 novembre 1986 et ratifiée par la France, précise que la promotion de la santé a pour but de « donner aux individus davantage de maîtrise de leur propre santé et davantage de moyens de l’améliorer ».

La réponse face aux vulnérabilités liées à la santé : le développement d’un Institut de prévention des vulnérabilités liée à la santé

Pour apporter une réponse à ces situations de vulnérabilités qui, en règle générale, ne sont pas suffisamment identifiées ni traitées, nous avons développé un projet d’institut de prévention des vulnérabilités liées à la santé.

Cet institut, résolument interdisciplinaire, réunit d’ores et déjà plusieurs équipes de recherche des universités de Franche-Comté et de Bourgogne. Il est mené en partenariat étroit depuis sa conception avec France Asso santé (Union régionale des associations agréées d’usagers du système de santé – URAASS BFC).

Prendre en compte ces vulnérabilités induit donc de développer une clinique interprofessionnelle pour considérer le patient dans sa globalité ; d’élaborer un observatoire des vulnérabilités pour connaître le niveau de besoins, de pouvoir mieux quantifier et qualifier les vulnérabilités liées à la santé ; ainsi que d’investir la recherche afin d’avoir les moyens de répondre aux besoins des patients et professionnels.

Par ailleurs, cette nouvelle organisation de la clinique et de la recherche ne sera possible que par la mise en place de formations qui regroupent l’ensemble des professionnels intervenant dans les prises en charge, ainsi qu’un pan information afin de faire reconnaître ces situations de vulnérabilités au grand public et de mobiliser les acteurs de la recherche, politique, et médico-sociaux autour de cette question.

Enfin cette nouvelle clinique n’a d’intérêt que si elle est pensée avec les usagères et usagers eux-mêmes afin de déterminer au plus près leurs attentes, leurs besoins et leur propre définition de leur vulnérabilité.

Ce projet a reçu un cofinancement starter de la région Bourgogne-Franche-Comté ainsi que de la fondation Rothschild. De même, l’ARS Bourgogne-Franche-Comté s’est engagée à financer un poste de secrétaire général pendant trois ans.

La création d’une association « Institut pour la prévention des vulnérabilités liées à la santé » comme premier jalon[11]

Elle a pour objet d’observer ces situations de vulnérabilités liées à la santé et de conduire à améliorer la qualité de vie des personnes par des recherches, des activités cliniques et des formations.

Elle est une première forme de ce que sera l’institut des vulnérabilités dans le futur et a plusieurs missions :

  • Le développement d’une approche clinique d’aide personnalisée qui passe par la prévention et la prise en charge des différents problèmes auxquels sont confrontés les patients (problèmes physiques, psychiques, sociaux, environnementaux), ainsi que par une nécessaire pluridisciplinarité et une implication systématique des patients.
  • Le développement de l’observation de la vulnérabilité par un observatoire permettant de faire un état des lieux des vulnérabilités liées à la santé, afin d’analyser les besoins et d’adapter en permanence l’approche et les ressources nécessaires aux traitements et accompagnements de celles-ci.
  • Le développement de la recherche scientifique autour des questions des vulnérabilités liées à la santé. Ainsi l’association sera dotée d’un comité scientifique permettant de mettre en lumière les questions autour de la vulnérabilité.
  • Le développement de la formation à la reconnaissance, la prise en charge, la prévention et à l’approche de la vulnérabilité par des questions d’éthique médicale, et par des formations interdisciplinaires de professionnels de santé, des aidants, et des représentants d’usagères et usagers, ceci afin de répondre à des besoins non satisfaits à ce jour.
  • Le développement de la reconnaissance du problème de la vulnérabilité et de la nécessité du traitement de la question. Cela doit passer par l’information du grand public par des colloques, journées d’étude, actions de prévention, mais aussi par un changement de regard sur la question de l’autonomie et de la vulnérabilité dès le plus jeune âge. 

Conclusion

Ces projets ont tous pour cœur la prévention qui semble être une première solution pour limiter ces situations de souffrance, il est nécessaire de développer des soins et un accompagnement personnalisé des personnes. La formation interdisciplinaire aux humanités médicales d’une part et à l’éducation à la santé d’autre part seraient des leviers essentiels à actionner pour accompagner ce changement. La non-prise en compte de ces situations contribue à invisibiliser ce problème et augment drastiquement les souffrances des personnes concernées et l’incapacité à l’action des acteurs de la santé.

En miroir de la dimension de vulnérabilités liées à la santé, nous nous devons de penser et de développer de nouvelles formes de solidarité.

Il nous semble que l’essence même de nos sociétés s’ancre dans la notion de solidarité. Si nous faisons société c’est probablement pour protéger ceux qui sont en situation de vulnérabilité. Il devrait y avoir une responsabilité accrue de notre société vis-à-vis des personnes en situation de vulnérabilité liée à leur santé. Or, il semble évident que nos sociétés contemporaines, marquées par les valeurs du libéralisme économique, par la compétition mondiale, valorisent plus le fait d’être jeune, de ne pas être malade et d’être performant (voire rentable) plutôt que le fait de se trouver dans des situations de vulnérabilité liées à la santé telles que nous avons décrit précédemment.

Il y a donc une forme de sur-vulnérabilisation liée aux normes sociales contemporaines. Cette situation est probablement aggravée par une tendance actuelle, corrélée à ces évolutions à la valorisation de l’égo au sens de l’égoïsme, à une déliaison progressive des solidarités.

Porteurs du projet

L’équipe porteuse du projet est une équipe pluridisciplinaire de Bourgogne-Franche-Comté, alliant les CHU ainsi que les universités de Bourgogne et de Franche-Comté. De fait, cette équipe est composée de chercheuses et chercheurs en sciences « dures », notamment en médecine, mais aussi de chercheuses et chercheurs en sciences humaines. Dans une volonté assumée de promouvoir la démocratie en santé et l’expérience patient, Mme Catherine Ehlinger, présidente de France Assos Santé BFC représente les patients dans ce projet et lui permet un lien étroit avec les associations de patients de la région.


[1] Insee, estimations de population et statistiques de l’état civil, Espérance de vie à divers âges, Données annuelles de 1994 à 2022, 17/01/2023.

[2] Données Fondation pour la recherche sur le cancer (arc) au 07/03/2022, https://www.fondation-arc.org/cancer/le-cancer-en-chiffres-france-et-monde

[3] Bilan 2021 de la sécurité routière | Observatoire national interministériel de la sécurité routière.  Disponible sur : https://www.onisr.securite-routiere.gouv.fr/etat-de-l-insecurite-routiere/bilans-annuels-de-la-securite-routiere/bilan-2021-de-la-securite-routiere

[4] Rapport « charges et produits » de la Caisse Nationale de l’Assurance Maladie (CNAM), 2019.

[5] Klein A. Contribution à l’histoire du « patient » contemporain. L’autonomie en santé : du self-care au biohacking. Hist Médecine Santé. 1 juin 2012;(1) :115‑28.

[6] Pelluchon C. Penser l’autonomie en réanimation. In : Enjeux éthiques en réanimation [Internet]. Paris : Springer Paris ; 2010 [cité 19 févr 2021]. p. 3‑11. Disponible sur : http://link.springer.com/10.1007/978-2-287-99072-4_1

[7] Pelluchon C. L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie. Paris, 2008, 315 p. Arch Sci Soc Relig. 31 déc 2009;(148) :75‑342.

[8] Tumeurs secondaires ayant migré dans d’autres parties du corps.

[9] Traitement médicamenteux permettant de dissoudre le caillot sanguin obstruant l’artère cérébrale dans le cadre d’un AVC.

[10] Ensemble des effets indésirables provoqués par la prise d’un ou plusieurs médicaments.

[11] Abrégé IPVS dans la suite du document.

[12] Infirmier en pratiques avancées.

[13] Les dispositifs d’appui à la coordination (DAC) viennent en appui aux professionnels de santé, sociaux et médico-sociaux faisant face à des personnes cumulant diverses difficultés et aux besoins de santé complexes.

[14] Patient-Reported Outcome Measures.

[15] Patient-Reported Experience Measures.


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