La vulnérabilité liée à la santé, induite par la médecine
- Régis Aubry ; Médecin des hôpitaux CHU Besançon. Professeur associé UFR Santé
- Lucas Peutot ; Philosophe. Chef de projet. Projet d’institut des vulnérabilités liées à la santé
Nul ne peut contester les progrès immenses de la médecine moderne. Là où l’on mourait autrefois de maladies infectieuses ou de nombreux cancers, beaucoup de patients sont aujourd’hui guéris. L’espérance de vie s’allonge, et avec elle la possibilité de vivre longtemps en bonne santé. Depuis les lois de 2002 en France, cette évolution s’accompagne d’une valorisation accrue de l’autonomie des personnes malades ou en situation de handicap.
Mais le progrès a aussi son « angle mort » : il génère de nouvelles formes de vulnérabilité, parfois créées par la médecine elle-même. On vit désormais avec des maladies chroniques, qui ne guérissent pas mais se stabilisent, souvent au prix d’inconforts ou de pertes d’autonomie. Les traitements contre le cancer permettent, par exemple, de ralentir la maladie, mais ils laissent parfois des séquelles. Après un AVC, la thrombolyse ou la thrombectomie sauvent des vies, mais peuvent entraîner un handicap secondaire. En gériatrie, l’allongement de la vie se double fréquemment de polypathologies et de polymédications, avec un risque d’iatrogénie médicamenteuse.
La santé perturbée transforme le rapport à soi, à son corps, à son environnement. La maladie s’impose comme une effraction : elle introduit l’incertitude, la fragilité, la finitude. Certaines vulnérabilités sont visibles, comme la dépendance fonctionnelle ou l’altération de l’autonomie décisionnelle liée aux maladies neurodégénératives. D’autres le sont moins : l’anosognosie après un AVC, la fatigue chronique après un cancer, ou encore les handicaps invisibles.
Il arrive enfin que la médecine elle-même crée des vulnérabilités. Le prix du soin peut être une altération irréversible d’une fonction, voire un état de dépendance totale après des interventions lourdes. Ces situations rappellent que la vulnérabilité ne se limite pas à la dimension médicale : elle est aussi psychologique, sociale et environnementale. Elle résulte d’un enchevêtrement de causes qui se renforcent les unes les autres.
La vulnérabilité liée à la maladie ne concerne pas uniquement le patient : elle touche aussi ses proches et ses aidants. Ceux-ci prennent souvent en charge l’organisation du parcours de soins, les démarches administratives ou l’aide au quotidien. Mais cette implication peut devenir un poids psychologique, allant jusqu’à l’épuisement et à la fragilisation des liens familiaux. Le risque augmente selon la nature de la maladie et le contexte de vie : isolement, éloignement géographique, précarité sociale… Un patient vivant seul en milieu rural représente par exemple une charge supplémentaire pour ses proches.
Les soignants eux-mêmes sont exposés. Confrontés à des situations de vulnérabilité qu’ils ne savent pas toujours identifier ou accompagner, ils vivent parfois un sentiment d’impuissance contraire à leurs valeurs. La médecine porte donc une responsabilité sociale : elle doit assumer les vulnérabilités qu’elle contribue à créer. Or, notre système de soins excelle dans la phase aiguë d’une maladie, mais reste démuni face à « l’après » : ce moment critique où la personne bascule d’une relative autonomie vers une dépendance durable.
Il ne suffit pas de guérir ou de prolonger la vie : encore faut-il accompagner les effets secondaires, les séquelles, les fragilités nouvelles. La médecine et la société qu’elle représente doivent aider les personnes à préserver des marges d’action et à valoriser nos interdépendances. Cela implique de dépasser la vision étroite d’une vulnérabilité limitée aux personnes âgées, pour reconnaître plus largement la vulnérabilité comme un risque accru de subir un tort. La définition de la santé donnée par l’OMS le rappelle : elle ne se réduit pas à l’absence de maladie, mais inclut le bien-être physique, psychique et social.
Il est donc nécessaire de concevoir un système de santé garant de ce bien-être et non producteur de nouvelles atteintes. La promotion de la santé, telle que la Charte d’Ottawa (1986) l’a formulée, doit redevenir centrale : donner à chacun davantage de maîtrise sur sa santé. Pour cela, une recherche interdisciplinaire est indispensable afin de mieux comprendre les situations de vulnérabilité et d’y répondre.
La prévention constitue un levier majeur, à trois niveaux :
- primaire, pour agir en amont et réduire les risques ;
- secondaire, pour intervenir rapidement après la phase aiguë et limiter l’installation de la vulnérabilité ;
- tertiaire, pour accompagner durablement les personnes dont l’autonomie est déjà compromise et éviter les réhospitalisations.
Ce changement suppose aussi une formation interdisciplinaire des soignants, intégrant les humanités médicales et l’éducation à la santé. Enfin, une meilleure information du grand public et des institutions est urgente : tant que ces vulnérabilités restent invisibilisées, elles accroissent la souffrance des malades, l’épuisement des proches et l’impuissance des professionnels.
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